Quand le travail se met en transition, ça tiraille ! Entretien complet avec Maud Grégoire

Entretien avec Maud Grégoire, Docteure en sciences de gestion et autrice d’une thèse sur “l’autonomie et le travail non-subordonné en coopérative d’activité et d’emploi”

Question : Dans un monde en pleines transitions, quelles sont celles qui touchent le monde du travail ? En d’autres termes, aujourd’hui, est-ce que l’idéal de tout travailleur n’est pas de devenir un entrepreneur libre et indépendant, débarrassé de tout patron ?

Il est vrai qu’aujourd’hui le CDI à temps plein dans la même entreprise, durant toute la carrière, ne semble plus être l’idéal d’un certain nombre de travailleur.se.s qui aspirent à des formes de travail moins subordonnées. On entend souvent que cette tendance est liée au changement du regard que posent les nouvelles générations sur le travail : elles rejettent le vieux modèle salarial traditionnel, caractérisé par la routine et la subordination, et souhaitent être davantage actrices de leur activité professionnelle. On ne peut nier que les aspirations des travailleur.se.s à davantage d’autonomie jouent un rôle dans la valorisation de ce modèle de travail, mais il ne faut pas non plus négliger l’influence du contexte politique et économique. Le ralentissement de la croissance à partir du milieu des années 1970 a conduit les gouvernements à encourager la création d’activité, perçue comme un moyen de lutte contre le chômage. Ces politiques publiques ont été accompagnées de discours positifs autour de l’entrepreneuriat, l’associant à la liberté, l’indépendance, le dynamisme, la modernité etc. Ces discours imprègnent le vocabulaire politique et managérial : ils sont repris dans les médias, dans les universités, dans les entreprises… Cela a nécessairement influé sur les aspirations des travailleurs. Plus globalement, l’une des idées phares de la pensée néolibérale qui infuse toute la société, c’est que chaque individu devrait être un “entrepreneur de lui-même”, un individu dont les compétences, physiques et intellectuelles, constituent son principal capital, qu’il doit investir dans son entreprise de soi. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que la figure de l’entrepreneur soit si valorisée.

Du Moyen-Âge jusqu’au XXe siècle, ce que l’on appelle aujourd’hui le salariat était considéré comme une condition transitoire, voire même dégradante, et c’est le modèle du petit patron, de l’artisan, qui était valorisé.

Ceci étant dit, il faut nuancer cette idée que les travailleur.se.s contemporain.e.s aspirent à être des entrepreneur.e.s libres et indépendant.e.s : un grand nombre d’individus précaires, en situation de chômage, de temps partiel ou encore d’intérim, voudraient au contraire décrocher un CDI afin de stabiliser leur situation et sortir de l’insécurité économique et sociale. Par ailleurs, on peut aussi trouver des avantages à occuper un emploi subordonné traditionnel : cela peut s’avérer beaucoup moins stressant, chronophage et émotionnellement impliquant que d’être son propre patron.
Un autre aspect, historique celui-là, nuance également cette idée que les travailleur.se.s contemporain.e.s aspirent à l’entrepreneuriat. En fait, cette aspiration n’est pas totalement nouvelle : l’accès à la petite propriété des moyens de production a longtemps constitué l’idéal ouvrier.  Du Moyen-Âge jusqu’au XXe siècle, ce que l’on appelle aujourd’hui le salariat était considéré comme une condition transitoire, voire même dégradante, et c’est le modèle du petit patron, de l’artisan, qui était valorisé. Le salariat est devenu une condition désirable au XXe siècle : il s’est généralisé, incluant désormais des bourgeois, qui sont devenus cadres, ingénieurs, managers etc., et s’est accompagné du développement de droits sociaux qui en ont fait un statut sécurisé, donnant le meilleur accès la protection sociale. Finalement, l’idéal du travailleur en CDI, à temps plein, faisant carrière dans une seule entreprise, n’a concerné qu’une très brève période l’Histoire.

Question : On entend beaucoup parler “d’autonomie dans le travail”. Que l’on soit salarié ou entrepreneur, petit ou grand, nous devons savoir “gérer” nos projets, nos missions, notre planning… (et tout ça en télétravaillant !) Cette autonomie est-elle si émancipatrice ? Quels travailleurs cela fait de nous ?

La psychologie du travail montre que l’autonomie est effectivement un élément crucial du bien-être des travailleurs : l’autonomie permet de s’approprier son  travail, d’avoir une certaine maîtrise de la production, de construire son identité de travailleur etc.  Elle s’exerce tant au niveau individuel qu’au niveau collectif, et donc inclut aussi la coopération indispensable à l’épanouissement. Si le travail à la chaîne et la bureaucratie sont tant critiqués, c’est notamment qu’ils limitent l’autonomie et induisent des souffrances psychologiques.

En fait, d’un point de vue managérial, l’autonomisation des travailleur.se.s a rarement pour objectif leur émancipation : on s’est simplement rendu compte qu’elle permettait d’augmenter la performance des organisations et d’adapter les entreprises aux nouvelles exigences de flexibilité et de réactivité dans un environnement économique moins prévisible.

Pour autant, l’autonomie dont on parle aujourd’hui est souvent un leurre. On assiste davantage au déplacement des contraintes qu’à leur diminution. Traditionnellement, les contraintes de travail sont imposées par les managers, les supérieurs hiérarchiques ; dans certaines situations de travail contemporaines, avec la diminution des strates hiérarchiques, le travail en mode projet ou le travail freelance, le management hiérarchique laisse place à “l’auto-management”, mais cela ne veut pas dire que les travailleurs sont plus autonomes qu’avant. Simplement, les contraintes sont désormais incarnées par le client, avec lequel le travailleur est directement en contact ; ou bien elles s’exercent via l’environnement, la réussite ou l’échec du projet sur le marché se substituant à la contrainte hiérarchique ; mais surtout, les contraintes sont intériorisées par le.la travailleur.se qui s’auto-discipline, qui se soumet aux contraintes de l’entreprise et de l’environnement, de façon plus ou moins consciente et volontaire. En fait, d’un point de vue managérial, l’autonomisation des travailleur.se.s a rarement pour objectif leur émancipation : on s’est simplement rendu compte qu’elle permettait d’augmenter la performance des organisations et d’adapter les entreprises aux nouvelles exigences de flexibilité et de réactivité dans un environnement économique moins prévisible.

Lorsqu’on est autonomisé, qu’on s’auto-manage et que les horaires sont plus souples, cela peut aboutir à l’explosion du temps de travail; l’autonomie induit aussi un plus fort engagement émotionnel dans le travail qui peut s’avérer source de souffrances.

Parfois, la pseudo-autonomisation du travail cache des situations qui relèvent carrément du salariat déguisé : c’est le cas des travailleur.se.s rattaché.e.s à des plateformes (les livreurs à vélo notamment), mais aussi de certain.e.s auto-entrepreneur.e.s travaillant exclusivement pour une ou deux entreprises, parfois leur ancien employeur, qui leur imposent les mêmes contraintes qu’aux salariés traditionnels, mais sans verser de cotisations sociales, et qui peuvent se séparer d’elles et d’eux facilement.

Enfin, l’autonomie au travail a un revers important, qui est la forte implication des travailleur.se.s, en termes de temps de travail et en termes cognitifs. Lorsqu’on est autonomisé, qu’on s’auto-manage et que les horaires sont plus souples, cela peut aboutir à l’explosion du temps de travail ; l’autonomie induit aussi un plus fort engagement émotionnel dans le travail qui peut s’avérer source de souffrances. Poussées  à l’extrême, ces conditions conduisent au burn-out, l’une des pathologies mentales liées au travail qui s’est le plus développée ces dernières années. Les travailleur.se.s doivent donc être conscient.e.s de ce contexte et de ces dérives lorsqu’il.elle.s recherchent des situations de travail plus autonomes.

Question : Enfin, plus on avance dans l’histoire de l’humanité, plus on se rend compte que le système capitaliste, avec ses multinationales aux actionnaires et aux profits indécents, aux modes de production délocalisés et travailleurs malmenés, aux conséquences lourdes sur l’état de la planète, nous mène à la catastrophe. En quoi les modèles coopératifs dans le monde du travail représentent-ils un échappatoire, si ce n’est une véritable alternative ?

Les modèles coopératifs représentent une alternative potentielle car ils peuvent permettre d’améliorer vraiment l’autonomie, à la fois individuelle et collective. La psychologie du travail, comme je le disais précédemment, montre que la coopération est un élément essentiel du bien-être au travail. Un travailleur s’épanouit rarement dans un environnement caractérisé par la concurrence généralisée et l’individualisme dans la progression de carrière ; par contre, l’entraide, la solidarité et la réciprocité constituent des cadres propices à l’émancipation. La coopérative de travail, parce qu’elle permet aux travailleur.se.s d’être propriétaires de leur outil de travail, de décider des objectifs et des valeurs poursuivis par l’entreprise et de définir collectivement les conditions de travail, est un outil prometteur pouvant favoriser une véritable autonomisation et émancipation des travailleurs.

Beaucoup de projets coopératifs sont rattrapés par l’injonction à la performance et la mise en concurrence, par l’ambition et le carriérisme de certains membres, par la hiérarchisation du travail et la subordination – c’est ce que l’on appelle la dégénérescence coopérative.

Cependant, il ne faut pas considérer les modèles coopératifs d’un œil trop idéaliste. Dans un monde qui nous formate à être individualistes et en concurrence les un.e.s avec les autres, qui valorise la performance individuelle et les leaders charismatiques, il est difficile de coopérer. Nous ne sommes pas des êtres égoïstes par essence, l’individualisme ne fait pas partie de la nature humaine, comme veulent nous le faire croire les théories économiques et managériales dominantes. Mais nous avons du mal à coopérer car notre culture et notre éducation ne nous permettent pas d’apprendre à le faire, ni ne nous y incitent. Par conséquent, beaucoup de projets coopératifs sont rattrapés par l’injonction à la performance et la mise en concurrence, par l’ambition et le carriérisme de certains membres, par la hiérarchisation du travail et la subordination – c’est ce que l’on appelle la dégénérescence coopérative. Par ailleurs, faire partie d’un projet coopératif implique souvent un important engagement intellectuel et émotionnel qui peut être tout autant un puissant moteur d’émancipation qu’une source d’épuisement. Une vigilance collective régulière doit donc être exercée par les membres afin d’éviter au maximum ces dérives, tout en ayant conscience qu’elles ne peuvent jamais être totalement écartées.

Un enjeu crucial est que ces projets coopératifs locaux ne restent pas des initiatives marginales, tolérées par le système dominant […]

Enfin, un enjeu crucial est que ces projets coopératifs locaux ne restent pas des initiatives marginales, tolérées par le système dominant parce qu’elles ne le mettent pas vraiment en danger : en s’inscrivant dans un mouvement social important et actif, altermondialiste et anti-néolibéral, ces projets coopératifs pourraient contribuer encore plus efficacement à la transition sociale, économique et environnementale.

Quelques chiffres (extrait de la thèse de Maud)

Aujourd’hui, le CDI reste majoritaire : en 2017, les travailleurs en CDI et les fonctionnaires représentent 84,6% des salariés et 75% des actifs (INSEE Références 2018). Mais cette prédominance du CDI cache des évolutions de fond : aujourd’hui, plus de 80% des embauches se font sous une autre que forme que le CDI (Fondation ITG 2014). Les contrats temporaires représentent 15,4% de l’emploi salarié (INSEE Références 2018), soit deux fois plus qu’au début des années 1980 (Fondation ITG 2014, 49). Le CDD est le contrat le plus utilisé : il représente 87% des contrats signés hors intérim. En 2017, 40% des salariés ont un contrat de moins d’un mois au cours d’un trimestre donné ; la part de ces contrats très courts représente 83% des CDD en 2017 contre 57% en 1998 (DARES 2018).

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Maud Grégoire, docteure en sciences de gestion

Pour aller plus loin, voici une petite sélection d’articles écrits par Maud Grégoire :

Articles universitaires :

  • Evolution et diversité des situations de travail : une analyse à travers les notions de « travailleur autonome » et de « travailleur au projet », @GRH, vol. 3, n°28, 2018 (me contacter pour obtenir le pdf)
  • Autonomie dans le travail, autonomie du travail : Une analyse sous l’angle du travail non subordonné, XXVIIe Conférence Internationale de Management Stratégique (article disponible gratuitement en ligne)
  • Les obstacles à la reprise d’entreprise en SCOP après un dépôt de bilan : le cas d’Intercoop, co-écrit avec G. Delalieux , Entreprendre & Innover, vol. 3, n°26, 2015 (contacter Maud pour obtenir le pdf)

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